mercredi 14 janvier 2015

Entretien avec la traductrice María Teresa Gallego Urrutia – réalisé par Aude Monnoyer de Galland

Aude Monnoyer de Galland est étudiante à l'Université Bordeaux Montaigne – Master « Métiers de la traduction » / parcours anglais.

C’est lors des 31ème Assises de la Traduction Littéraire que j’ai rencontré María Teresa Gallego Urrutia, traductrice du français vers l’espagnol depuis plus de 50 ans. Au terme de la table ronde « Traduire Jean Hatzfeld », à laquelle elle participait en tant que traductrice de l’écrivain, elle a acceptée de raconter son parcours et de partager son expérience.

Vous traduisez depuis 50 ans ! C’est impressionnant…
Ce n’est pas que je sois jeune, je ne le suis pas, mais il faut dire que j’ai commencé très jeune : j’ai traduit mon premier livre à 18 ans et depuis je n’ai pas cessé de traduire, donc évidemment, j’ai eu le temps de traduire pas mal de choses ! J’ai commencé à traduire alors que je commençais mes études à l’université, et même si je suis désormais retraitée de mon poste de professeur agrégé de français, je continue de traduire quand même. J’ai toujours voulu être traductrice et j’y suis parvenue, ce qui me rend très heureuse.

Vous avez débuté à 18 ans, c’est jeune ! Comment cela s’est-il passé, comment avez-vous obtenu votre premier livre ?
Quand j’étais petite, j’étais inscrite au lycée français de Madrid et donc j’ai pratiquement toujours été bilingue. C’est là que j’ai fait toutes mes études, de la maternelle à la terminale et cela m’a donné une expérience non seulement de la langue mais aussi de la France. Quand on suit un enseignement français, même en étant à Madrid, on vit en France une partie de la journée. Et puis, je suis tombée amoureuse très tôt de la langue française. Je ne m’en rendais pas compte parce que j’étais petite, mais je m’en rends compte maintenant : c’était un coup de foudre, un coup au cœur immédiat entre le français et moi. Donc J’avais une idée très nette de ce que je voulais faire, enfin je voulais faire beaucoup de choses, mais l’une d’elles c’était traduire la littérature française en espagnol.

Est-ce que vous avez bénéficié d’une formation spéciale pour ça, est-ce que cela existait seulement à l’époque ?
Non, ça n’existait pas mais je ne crois pas que ce soit indispensable. Je crois que pour être un bon traducteur, il faut être très cultivé, avoir beaucoup lu. Connaitre à fond les deux langues mais aussi ce qu’il y a derrière les deux langues, car au fond la langue exprime la façon de vivre la vie des gens, c’est pour ça qu’il y a différentes expressions, différentes tournures, différentes façons de dire les choses dans chaque pays, et chaque langue : parce que la langue est le reflet de la manière dont on vit dans chaque culture. Du moment qu’on a ça, je pense qu’il n’est pas indispensable d’avoir une formation spécifique. Je ne dis pas que ce soit inutile, je dis que ce n’est pas suffisant et que ce n’est pas indispensable. Ceci dit, plus on étudie, plus on sait de choses, mieux ça vaut. Je ne sais pas comment ça se passe en France, mais en Espagne, quand je vais faire des tables rondes ou intervenir dans les facs de traduction, mais je rencontre souvent des étudiants qui n’ont pratiquement rien lu…

C’est embêtant pour traduire la littérature !
Alors évidemment, quand on se trouve devant des jeunes qui en sont à la 3ème ou 4ème année de leurs études en traduction et qui ont étudié plein de matières comme la traductologie, enfin des trucs de ce genre-là, auxquels d’ailleurs je ne crois pas… (rires)

C’est justement la question que j’allais vous poser ! Vous avez vu l’émergence de la traductologie, qui est une discipline relativement récente puisqu’elle existe depuis environ 30 ans. Vous traduisiez donc depuis déjà environ 20 ans quand le champ s’est développé. Pensez qu’elle a changé les choses ?
Oui je pense que ça encombre inutilement le cerveau ! (rires)

Donc ça n’a rien changé à votre pratique de toute évidence…
Non. Je pense qu’on peut faire une histoire de la traduction si on le souhaite : on peut tout à fait étudier comment certaines œuvres ont été traduites, ou certaines langues, mais seulement ce qui a déjà été fait. Ce qu’on ne peut pas faire, c’est théoriser sur une traduction qui n’existe pas encore. Chez nous, dans mon association de traducteurs, l’Association espagnole des traducteurs, nous avons une petite plaisanterie que nous répétons très souvent : en traduction, il y a une seule norme fixe, et c’est ça dépend. Même dans le même livre, il faut parfois traduire différemment le même mot, mettre un mot différent en espagnol même si c’est le même en français, car il faut prendre en compte les nuances et le contexte. On ne peut pas traduire de la même manière un roman du XXème siècle et un livre du XVIIIème. Pour résumer, on ne peut jamais traduire de la même manière. C’est amusant parce que nous avons à l’association une espèce de forum. Ceux qui veulent participent, ça se passe en temps réel : comme on passe des heures devant notre ordinateur quand on travaille, on est branché sur le forum et on voit arriver en temps réel les questions des collègues, on répond, on discute… Et des fois il y a quelqu’un comme ça qui envoie une question du genre : « comment vous diriez… » Et tout de suite il y a 38 personnes qui répondent : ça dépend.

Ça dépend du contexte, ça dépend du livre…
Ça dépend de tout. Ce qui arrive souvent avec des traducteurs plus jeunes, c’est qu’ils demandent en gros. Comment traduire telle expression, tel mot. Alors, tout de suite on leur répond : ça dépend. Tu me donnes l’écrivain, la classe sociale des gens qui parlent, tu me dis l’époque et alors, à ce moment-là, peut-être que je pourrais envisager de te donner un conseil mais pas avant, pas avant ! (rires)

Ce qui m’avait frappé lors de votre intervention [à la table ronde « Traduire Jean Hatzfeld »], c’est le bon sens. Vous aviez une approche très pragmatique, vous cherchez de toute évidence à traduire un texte dans son ensemble, en cohérence, plutôt que d’essayer de le rendre petit bout de phrase par petit bout de phrase…
Oui. Ce que je disais tout à l’heure, et qui est toujours vrai, c’est que quand on se trouve confronté à une difficulté de traduction, il faut l’analyser et voir à quelle catégorie elle appartient. Par exemple, s’il s’agit d’un livre amusant, d’un auteur ingénieux qui fait tout le temps des jeux de mots, ça n’affecte pas le fond de ce qu’il écrit et on peut donc mettre cette ingéniosité n’importe où. À mon avis, il ne faut pas se dire que puisqu’à la ligne trois du chapitre 5 du chapitre, il y a quelque chose de rigolo, alors il faut absolument reproduire ça là. Ça peut marcher mais cela peut aussi ne pas marcher, et ça aurait l’air forcé.

Vous parliez de ce qui comptait c’est ce qui reste à la fin, quand on a fermé le livre. D’être parvenu à épouser la sensibilité de l’auteur.
L’essentiel c’est qu’en fermant le livre l’auteur se dise « comme c’est amusant, comme c’est bien tourné, quels bons jeux de mots, comme l’auteur est agréable à lire ! » Le livre dont on parlait aujourd’hui, La Saison des machettes, il faut des expressions qui ont l’air un peu étrange à l’oreille française. C’est une autre langue, une langue du Rwanda traduite en français et qui « sonne » bizarre. Mais est-ce que cela voudrait dire qu’il faut garder cela uniquement dans la parole des interviewés ? Non ! Ce qu’il faut, c’est que l’impression générale soit là à la fin. Alors, on le fait lorsque la langue espagnole le permet de façon fluide ou spontanée. On ne force pas, car cela se remarque toujours. Si c’est recherché, ça se voit et ça devient invraisemblable.
Par contre, si un auteur choisi de faire un jeu de mot précis et concret de façon à ce que ça affecte l’histoire, alors là, il faut résoudre cette difficulté à ce moment-là. Car il s’agit là d’un jeu de mot de fond et non juste de forme. Parfois on s’arrête quand c’est le fond, on s’arrache les cheveux, on demande aux collègues et puis on réussit moins bien ou très bien, on réussit comme ci comme ça, et on se le reproche toute sa vie ! (rires) Ça, ça dépend aussi.

Vous avez des regrets de cet ordre-là ?
Oui ! (rires)

En cinquante ans de carrière, c’est normal !
Surtout qu’en traduisant, on apprend. Quand on repense à des textes qu’on a traduit il a trente ans, on se dit : « ah j’aurais dû mettre ça, ça aurait été mieux. » Et puis, nous envoyons les textes trop vite aux éditeurs.

Ah oui ?
C’est-à-dire qu’on finit son brouillon, on retape la version définitive, on relit plusieurs fois et puis on envoie à l’éditeur. Mais tout ça s’est enchaîné, et il n’y a pas eu de délai entre la fin définitive de la traduction… enfin définitive… comme le dit la formule : la traduction est finie quand l’éditeur fait savoir qu’il ne peut plus attendre !

(Rires) C’est une jolie formule !
Quand l’éditeur dit : « écoute, je veux le livre dans la demi-heure », là, la traduction est finie parce que tu n’as plus de marge pour continuer. Mais en principe, il y a un moment, quand même, où tu te dis que la traduction est finie, et puis le délai se termine le lendemain à 8h, donc tu l’envoies. Tu l’envoies, comme on dit en espagnol « in caliente » c’est-à-dire encore chaude, tout juste sortie du four. Mais tous les gens qui font la cuisine savent qu’il y a des plats qu’il faut laisser refroidir avant de les consommer. On met toujours la tarte aux cerises sur le bord de la fenêtre ; chaude le goût n’est pas le même, la consistance non plus. Et pourtant nous envoyons les textes sans les laisser refroidir, ils partent encore fumants. Mais il y a quelque chose de bien, du moins en Espagne : c’est qu’après, il y a les épreuves. Et les épreuves arrivent deux mois plus tard. À ce moment-là le texte a refroidi suffisamment, et il y a des choses que l’on voit différemment et qu’on peut changer. C’est déjà un texte qu’on a déjà un peu oublié. C’est comme l’expression « l’arbre qui cache la forêt ». Avant, on est entre les arbres, mais quand les épreuves reviennent, on voit déjà la forêt… Ah, je ne sais pas comment on en est arrivés là, ce n’était pas du tout la question initiale ! (rires)

Non mais c’est intéressant ! On parlait des regrets…
Ah oui les regrets ! D’ailleurs il y a une traduction que j’ai refaite plusieurs fois, parce qu’heureusement, les droits me sont revenus. Après que les droits se sont épuisés, la maison n’a pas réédité le livre et les droits me sont revenus, comme le veut la loi espagnole : lorsqu’un livre est épuisé pendant plus de deux ans et que le livre n’est pas réédité, les droits reviennent au traducteur. Si l’éditeur veut encore le livre, il doit faire un nouveau contrat, et s’il ne le veut plus, le traducteur récupère ses droits, qu’il peut ensuite céder à une autre maison d’édition. Cela m’est arrivé deux fois, et les deux fois avec des livres de Jean Genet, qui n’est pas un auteur évident à traduire.

Ah, non effectivement ! Racontez-nous…
Alors la première traduction de Genet que j’ai faite, j’étais très jeune, 34 ou 35 ans…Je me suis trouvée face au Journal du voleur, où les problèmes étaient multiples car non seulement le livre était difficile en soi, mais en plus il y avait la problématique de l’époque de la langue. C’est un livre des années 40 qui se déroule dans les milieux homosexuels mais également en prison. Et évidemment, ces langages-là évoluent. Il fallait donc ne pas commettre d’anachronismes, et trouver en espagnol une langue de la de prison et des milieux homosexuels, qui ne soit ni trop ancienne, ni trop moderne, mais précisément des années 40. C’était le grand défi pour ce livre de Genet. Ce qui fait que, du coup, je me suis totalement centrée sur ce problème-là, qui était bien résolu je crois, d’ailleurs j’ai reçu un prix national de traduction pour ma traduction de ce livre là, mais c’était un prix injuste.

Vraiment ? Pourquoi dites-vous cela ?
Ce prix m’a été décerné pour la recréation de cette langue-là en espagnol, mais le reste n’était pas très soigné. Pourquoi ? D’abord parce que j’étais trop jeune, et parce que j’étais obnubilée par cette problématique et le reste est un peu négligé. Je n’étais pas très contente de cette traduction-là et plus le temps passait, moins j’en étais contente.

Et vous avez eu l’occasion de refaire cette traduction par la suite ?
Quelques années plus tard, la maison d’édition qui l’avait éditée m’a demandé les droits. J’ai dit oui, mais à condition que je puisse la refaire, l’améliorer. À ce moment-là, il s’était passé environ 15 ans depuis la première traduction. Puis cette maison d’édition a fermé, les droits me sont donc revenus à nouveau, c’était comme une partie de tennis, la balle me revenait toujours ! (rires) Et puis, il y a deux ans, quand j’étais déjà une vieille dame, une nouvelle maison d’édition, la troisième, m’a demandé les droits. Je leur ai dit la même chose : oui, mais je veux le traduire encore. Alors je l’ai traduit à nouveau, et maintenant que j’ai plus d’expérience, je suis contente de cette traduction. J’ai eu la même chose avec Le Miracle de la rose de Genet, que j’ai traduit trois fois aussi, pour trois maisons différentes. J’ai tout refait de zéro, parce que je n’étais pas contente du résultat. J’étais consternée, j’avais une sensation de malaise, je me disais : «  ah, mais ces livres-là que j’ai signés, qui se baladent avec ma signature et qui ne me plaisent pas du tout, ah mais j’ai raté ça, ça, et ça… » Ah, et on en est arrivé là en parlant de la traductologie…

Ah oui, tout au début !
Oui parce qu’on peut réfléchir, on peut même théoriser sur la traduction des affects. Ce qu’on ne peut pas faire à mon avis, c’est parler à priori de la traduction.

C’est l’approche prescriptive qui vous dérange.
Il n’y a pas une traduction, il y a des traductions. Ce n’est pas une science au même sens que la biologie, avec des règles que l’on peut définir à l’avance et qu’un médecin apprend par cœur, même si après il doit encore étudier l’anatomie et décortiquer des cadavres… En traduction et en littérature on ne peut pas faire ça. Je trouve la traductologie tout à fait absurde. Pédante. Ah la la ! Je vais me faire attraper par quelqu’un, c’est sûr (rires). Mais je crois que c’est vrai, on ne peut jamais théoriser la création, on ne peut qu’en parler.

Vous considérez donc que la traduction est vraiment une création ?
Ah oui, absolument.

Et vous disiez que vous ne croyez absolument pas au fameux dicton « traduire, c’est trahir » ?
Ça peut arriver, mais c’est comme dire « être médecin, c’est tuer ». Et non, ça dépend ! Il y a des médecins qui tuent leurs malades, mais la plupart les guérissent.

Du coup, 50 ans de traductions, ça fait combien de livres ? Est-ce que vous les comptez encore ?
Non, mais ça fait dans les 200 à peu près. Plus ou moins. Je ne compte pas les premiers livres parce que… Ah ! Je me souviens du premier livre que j’ai traduit.

Qu’est-ce que c’était ?
C’était La Pitié de Dieu de Jean Cau, qui avait été prix Goncourt cette année-là.

Vous avez commencé par un prix Goncourt en plus !
Et j’ai commencé par un prix Goncourt en plus (rires).

Comment est-ce arrivé ? C’est vous qui êtes allée, livre sous le bras, démarcher les éditeurs ?
Non, il faut dire que j’ai eu beaucoup de chance. Et pas que dans ma carrière. J’ai eu une vie heureuse. Et ça me fait peur de le dire, mais je le dis quand même. J’ai eu beaucoup de chance. J’étais une jeune fille qui parlait français et qui aimait beaucoup cette langue, qui lisait beaucoup, qui aimait la littérature, pas seulement française. Je lisais continuellement, j’étais dans une famille d’écrivain. Il faut dire que j’étais plongée dans cette atmosphère : mon père était traducteur aussi. Mais, comme je m’étais dit que je voulais être traductrice, un beau jour j’ai pris une feuille de papier, j’ai pris un stylo, et j’ai écrit au directeur d’une maison d’édition qui s’appelle Seix Barral. J’en connaissais le nom car mon père avait traduit des livres pour eux, et puis j’avais eu un prix de rédaction. Quand je finissais mes études au lycée français, je m’étais inscrite aux cours de littérature de l’Alliance française, juste à côté du lycée français, littéralement la porte à côté, c’était très pratique ! Il y avait une sorte de prix à la fin de l’année scolaire. On pouvait gagner un séjour à Paris. J’ai eu le prix de rédaction de l’Alliance française et au mois de juillet, j’ai débarqué à Paris avec mon prix, et j’ai rencontré des élèves venus de toute l’Europe. Il y avait plusieurs personnes espagnoles car il y avait une Alliance française à Madrid et à Barcelone. C’est là que j’ai rencontré Noudia Petit, qui avait eu le prix à Barcelone. Nous sommes devenues très amies et nous avons continué à écrire quand nous sommes rentrées chez nous. C’était la fille de Juan Petit, qui travaillait à Seix Barral. Mais je n’ai pas parlé d’elle ni de mon père quand j’ai écrit.

Vous vouliez être choisie sur vos propres qualités. Qu’avez-vous avez écrit ?
Ou ne pas être choisie pour mes propres qualités ! (rires) J’ai écrit au directeur : « Je me présente, je viens de finir mes études, je commence des études de philologie française l’année prochaine à l’université de Madrid, et je voudrais être traductrice. Alors, est-ce que vous croyez que je pourrais un jour, le plus tôt possible d’ailleurs, traduire un livre pour votre maison d’édition ? » Il aurait très bien pu mettre la lettre à la poubelle, en se disant mais qu’est-ce qu’elle croit celle-là, cette petite de 18 ans, qui s’amène avec ses prétentions. Mais il m’a répondu. Il m’a dit de prendre Le Vent de Claude Simon et de lui traduire un chapitre. J’étais enchantée. J’avais déjà lu Claude Simon mais pas ce livre-là alors, je suis allée à la bibliothèque de l’Institut français, je l’ai emprunté, je l’ai lu, et j’ai traduit un chapitre. À l’époque, à la machine évidemment. C’était en … 1960 ou 61… J’ai traduit le chapitre 10 et je l’ai envoyé par la poste à Barcelone. À l’époque, on vivait comme le titre de Hartzfeld, Dans le nu de la vie. J’ai reçu une réponse quelques jours plus tard. Il me disait que ma traduction n’était pas bien, évidemment il y avait plein de fautes et d’erreur. Mais la lettre disait aussi : « je vois en vous une traductrice », quand j’ai lu ça, des larmes de joies dégoulinaient sur mes joues. Il m’a dit : « je vais vous donner le prix Goncourt de cette année. Mais avec une condition : vous allez faire des brouillons, chapitre par chapitre, on va en parler au téléphone, et après cela vous le refaites. » J’étais enchantée : j’allais avoir un professeur de traduction rien que pour moi, qui allait me dire exactement ce qui allait et n’allait pas. Il m’expliquait plein de choses que lui savait, parce qu’il connaissait bien le français et puis c’était un monsieur d’une cinquantaine d’années qui dirigeait la maison d’édition depuis longtemps. Je refaisais le chapitre en prenant en compte ses indications, et j’ai traduit le livre comme ça. À la fin, il m’a dit que ce n’était pas mal, que ce serait mieux sans doute à l’avenir mais en tout cas que c’était une traduction tout à fait valable. Et là, il s’est passé deux choses : le livre a été interdit en Espagne par la censure, et il n’a donc pas été publié et ensuite, Juan Petit est mort tragiquement, sans prévenir, un jour dans son bureau, d’un infarctus. C’était un décès tragique évidemment, et j’avais perdu mon mentor que j’adorais. Mais il m’avait permis de me lancer. À partir de là, les traductions ont commencé à arriver, petit à petit. J’ai traduit plusieurs romans de Simenon, on avait fait une équipe pour sortir ça assez vite. Je ne sais pas pourquoi on m’a appelé, sans doute grâce à Juan Petit, qui avait dû parler de moi à d’autres éditeurs.

Votre premier livre était un Goncourt, et vous êtes également la traductrice de Patrick Modiano, qui vient de recevoir le Nobel. Vous le traduisez depuis longtemps ?
Je le traduis depuis 2006, j’ai traduit onze de ses romans.
Et alors maintenant, que va-t-il se passer : était-il déjà prévu que vous traduisiez les autres ? Est-ce qu’on vous demande soudainement de traduire tous ses autres romans ?
Eh bien, Modiano avait été traduit dans les années 90 en Espagne, pas tous ses livres, 3 ou 4, La Place de l’Etoile, Les Boulevards périphériques, Dora Bruder… Il n’avait pas eu particulièrement de succès à l’époque. Et un beau jour en 2006 ou 2007, il publie Un Pédigrée. C’est un roman qui donne une série de clefs sur son travail, on voyait enfin sous le tapis ! C’est là qu’une maison d’édition, Anagrama, a pensé qu’il fallait récupérer Modiano et commencer par ce livre, le dernier. Curieusement, cet auteur qui avait été oublié, qui n’avait pas connu un grand succès dans les années 90, a fait beaucoup de bruit à ce moment-là. Donc l’éditeur s’est mis à acheter les droits des livres de Modiano au fur et à mesure, mais de plus, il a commencé à récupérer les droits de ses livres plus anciens. Donc j’ai alterné, les livres plus récents et les livres plus anciens. J’étais à mon 11ème Modiano et il venait de m’envoyer le dernier, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier. Il voulait le publier en mars ou avril 2015, et là, boum, Modiano remporte le Nobel en Octobre ! Évidemment, j’étais ravie ! D’abord parce que c’est un écrivain que j’adore, et puis aussi parce que je suis sa traductrice en Espagne. Ça a été un peu la folie, pas mal de journaux ont appelé pour avoir des interviews de la traductrice. À tel point que mon mari me disait : « Mais alors ce prix Nobel, c’est Modiano qui l’a eu ou c’est toi ? » (Rires). Quelques jours après, c’est la maison d’édition qui m’a appelée pour me dire « on vient de récupérer les droits de sept livres de Modiano ».

« Et tu peux les faire pour quand ? »
C’est ça ! On les veut tous à la suite. Du coup, j’ai déjà commencé Une jeunesse et je suis embarquée jusqu’au mois de juin à peu près avec du Modiano, pour finir en beauté avec le dernier.

Quand vous avez commencé à traduire Modiano, il avait déjà été traduit par quelqu’un d’autre : comment procède-t-on dans ces cas-là ? Pour vous, était-ce une retraduction ou avez-vous complètement fait fi de la première traduction ?
J’ai commencé par Un Pedigree et celui-là n’avait encore jamais été traduit, c’était un nouveau livre. Quant au reste, il faut dire que je n’aime pas tellement regarder la traduction précédente car je ne veux pas me laisser influencer. Je m’explique : parfois, il y a cette tentation, dans laquelle il ne faut pas tomber je crois, de faire différemment à tout prix (même si ce n’est pas justifié) dans le but de laisser sa marque. Il y a un exemple assez récent, avec une traduction d’À la recherche du temps perdu de Proust, publiée il y a cinq ou dix ans. Le traducteur a complètement gâché la première phrase car il voulait à tout prix qu’elle soit différente des autres traductions. La suite, c’est une autre histoire, c’est très difficile, mais la première phrase du temps perdu « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. », il n’y a pas 36 façons de la traduire, il n’y a pas lieu de chercher à changer. En voulant se démarquer, à cause de son ego, le traducteur l’a complètement gâchée, c’est absurde et ça ne veut plus rien dire. Pourquoi se compliquer la vie pour une phrase évidente ? Il a dû réfléchir pour si mal tourner cette phrase ! C’est justement ce qui me fait peur, d’être influencée. Non pas pour m’inspirer, car alors, pourquoi pas, quitte à mettre une note à la fin. C’est ce qu’on a fait avec Au Bonheur des dames de Zola. On a gardé un titre en espagnol car il était excellent. C’était le meilleur titre possible. Donc, nous avons indiqué dans une note au début que ce n’était pas ma trouvaille, mais une trouvaille du traducteur précédent.

Le danger, c’est donc de vouloir se démarquer.
Le danger, ce qui arrive le plus souvent, c’est de surimposer une personnalité que l’on n’aurait pas dû mettre. Donc non, je n’ai pas lu les précédentes traductions.

Autre question, peut-être question bête, maintenant que Monsieur Modiano a reçu le prix Nobel, est-ce que cela change votre regard ou votre façon de traduire ses œuvres ?
Justement non. Quand il a reçu le prix Nobel, on venait de réaliser en Espagne un cycle de conférence dont l’une s’appelait « Traduire un prix Nobel ». Je m’étais dit que c’était idiot, car il n’y a aucune raison de faire différemment ! On traduit parfois des auteurs qui ont reçu le prix Nobel il y a des années, par exemple, j’ai traduit certains écrivains qui ont reçu le prix Nobel quand j’étais petite, ou que je n’étais même pas encore née. Je ne me suis pas dit « je traduis un prix Nobel, » je me suis dit, « je traduis Romain Roland, je traduis Gide… » Est-ce que ça m’a influencée ? Non. Quant à Modiano, je ne vais pas traduire différemment après le 10 octobre, je vais le traduire exactement de la même manière. J’étais, et je reste convaincue qu’on ne traduit pas un prix Nobel, on traduit un écrivain. Je ne pense pas qu’un traducteur se pose ce genre de questions. Il y a pas mal d’auteurs que j’ai traduits qui aurait pu être prix Nobel et qui le seront peut-être, ou ne le seront jamais et l’auraient mérité pourtant. Pierre Michon, par exemple. Pourquoi Modiano et pas Pierre Michon ? Je trouve que Modiano mérite son Nobel mais Pierre Michon l’aurait mérité également. Je n’ai pas de raison de traduire Pierre Michon différemment de Modiano parce qu’il n’a pas eu le Nobel !

Une dernière question : est-ce que vous avez un conseil pour les jeunes traducteurs, dont je fais partie, qui vont lire cet entretien ?
Moi, mon conseil, ça dépend aussi. Obtenir son premier livre dépend des époques. Quand j’avais 17 ans, c’était plus facile. On traduisait moins peut-être, mais la traduction n’était pas professionnalisée. On avait souvent recours à de jeunes écrivains, à des jeunes férus de littérature qui connaissaient la langue, même s’ils étaient peu expérimentés ou même pas du tout parce qu’ils étaient très peu payés. Maintenant il y a la concurrence, et avec la crise, du moins en Espagne, les maisons d’éditions cherchent à faire des économies et traduisent moins. Mais il y a une chose qui ne change pas : il faut avoir lu férocement, avidement, voracement depuis l’enfance. Si tu as lu, tu mettras peut-être du temps à percer, mais tu perceras. Parce que tu traduiras bien. C’est la musique. La musique de l’auteur et de l’écrivain, mais aussi la musique de l’époque. Le rythme du siècle. Il faut l’avoir intériorisé dans les deux langues. Cette musique, il faut l’acquérir en lisant : le vocabulaire, en lisant, la musique, en lisant, la syntaxe, en lisant aussi… Mais il y a, surtout, ce sixième sens du traducteur qui se développe quand on lit. Quelque chose qu’on ne comprend pas, mais qu’on sent. Une sensibilité à part. Parfois, des jeunes me demandent quelle filière ils devraient suivre, et bon, peut-être que ce n’est pas très gentil, mais je commence à leur citer des phrases de Dostoïevski, de Tolstoï, de Hugo… Des phrases qui font partie du bagage littéraire d’une personne qui a suffisamment lu. Si ça ne leur dit rien, alors je leur dit que ça ne va pas. Qu’il faut rattraper le temps perdu maintenant. Parce que vraiment, il faut ce bagage-là. Il faut l’avoir intériorisé, ce doit faire partie des réflexes. D’autre part, il faut s’inscrire très tôt à une association de traducteurs. Là, il y a des gens qui traduisent déjà, il y a des forums où les uns et les autres participent. On peut poser des questions, répondre, voir les questions que posent les gens plus expérimentés, et commencer à voir le processus de traduction, la cuisine de la traduction, de l’intérieur. Et on y trouve aussi du travail : parfois, quelqu’un n’a pas le temps de traduire un livre, et met le nom et l’adresse de la maison d’éditions sur le forum. Et il ne faut pas hésiter à demander des tuyaux ! On se conseille, on parle des maisons d’éditions, de celles qui n’offrent pas de contrats et qu’il faut éviter, et au contraire de celles pour qui il faut faire du beau boulot parce que ça en vaut la peine. Les traducteurs pour la plupart sont très solidaires entre eux. Il faut prendre part à la profession de manière vivante.

5 commentaires:

Sonita a dit…

J'ai adoré cet entretien ! Cette dame est rafraîchissante! Merci à Tradabordo ;)

Tradabordo a dit…

Tout à fait d'accord avec toi.

Bravo, Aude !

Anonyme a dit…

María Teresa Gallego Urrutia est un exemple du bon savoir-faire.
Merci toutes les deux pour cet entretien !

Unknown a dit…

María Teresa Gallego Urrutia est un exemple du bon savoir-faire.
Merci à toutes les deux pour cet entretien !

Tradabordo a dit…

Tout à fait d'accord.
Et merci à vous pour ce gentil commentaire. Je pense qu'elles apprécieront.